dimanche, octobre 15, 2006

Nuit blanche

Ne pouvant briser ce miroir de mes mains, je décidai de le fuir.

Au-delà de cette frontière, à quelques pas de moi, les êtres que je connus jadis dansaient, s’enivraient d’un bonheur éphémère et se perdaient, l’un après l’autre, au seuil de leur déraison. Le temps de leur délivrance n’était pas encore venu et les chaînes qui contraignaient leur âme à séjourner dans leur enveloppe charnelle n’étaient pas encore prêtes à se rompre.

Peu à peu j’oubliais leur visage, le timbre de leur voix et l’intensité de leur regard. Bientôt, ils n’étaient plus que des ombres anonymes enlacées et dansant au rythme effréné d’un silence soutenu. Ils disparurent alors dans le brouillard de ma mémoire délaissant au creux de mon cœur des bribes de rires et l’empreinte d’un ancien fleuve de larmes asséché.

J’avais fui. Lâchement. J’avais cessé de frapper la paroi de ce miroir et ma voix s’était tue dans le fond de ma gorge. Accroupie, la tête entre les genoux et les bras enlacés, j’avais cessé de pleurer. Quelques traces de sels, derniers vestiges d’un combat entre le corps et l’âme, séjourneraient encore sur mon visage pour que je puisse à jamais me souvenir de ceux que j’ai abandonnés.

Je tournai le dos à mon reflet pour qu’il me quitte. J’avançais vers sa lumière pour qu’il recule et étire jusqu’à la rupture, le cordon vital qui nous liait l’un à l’autre. Pas après pas, oubli après oubli, je me sentais tirée en arrière par une force qui ne voulait pas m’abandonner. Les poings serrés, les muscles déployés, je tentais de m’éloigner sans cesse de ce trou noir qui me retenait à mon ombre. Le miroir m’aspirait, me forçait à reculer pour rejoindre celle que je fuyais. Son emprise était trop profondément encrée en moi et je ne pouvais m’oublier à ce point. Déjà, il me voyait abandonner ma fuite.

Je fermai alors les yeux et m’engouffrai dans le tréfonds de mon âme pour y puiser la force de fuir. Je fouillai dans mon inconscient pour ne trouver qu’un désert de silences. Plus un mot, plus une image, plus un souvenir : un bibliothèque de pages blanches et de partitions rectilignes. Tout, j’avais tout abandonné et rien ne pouvait plus me sauver de l’emprise que mon ombre garderait sur moi. Enchaînée à ce miroir : voilà donc quelle devait être ma destinée.

Soudain, au creux de mon désert, je perçus un murmure porté par le vent. Je ne pouvais distinguer le sens de ces mots qui provenaient d’un abysse inexploré. Pourtant, je ne rêvais pas : le son s’amplifiait et m’envahissait. Mon âme, mon cœur et mon esprit ne résonnèrent bientôt plus que de ce mot qui d’un murmure se transfigurait bientôt en un cri, en un hurlement, en un rugissement que je ne pouvais plus contenir. Du bout des lèvres, le visage marqué par la douleur de l’enfantement de ce mot, je ne pus le comprendre avant de le crier : ELMERICK.

Ce mot, je l’avais banni, exilé et refoulé depuis sa mort. Et pourtant, c’est de ce mot que jailli la lumière et ma délivrance. De son nom expiré, le miroir se fissura et le cordon se brisa. Je tombai face contre terre, libérée d’une ombre prisonnière d’un miroir fêlé.

C’était une nuit de renaissance : ce fut une nuit blanche.